Il s’agit d’un texte un peu long certes, mais impossible à couper en deux. Il paraît simple, mais nous allons voir qu’il ne l’est pas.
On remarque immédiatement de nombreux points communs entre le passage d’aujourd’hui et le chapitre 3, quand Adam et Ève croquent la pomme. L’interdit est contourné, il y a faute (la transgression et le fratricide), il y a enquête puis châtiment, expulsion aussi. Nous allons voir que ce parallèle va jusque dans les mots, mots qui sont parfois assez difficiles à saisir.
Dès le 1er verset, le mot utilisé en hébreu pour dire que Adam connut sa femme (yada) n’est pas du tout un mot de passion, c’est un verbe un peu froid qui signifie copuler. Il s’agit de la conséquence immédiate du châtiment de la femme au chapitre 3, la femme va désirer un homme qui va la dominer. C’est ce qui s’est passé, et Ève n’a guère apprécié la performance puisqu’elle claironne avoir un enfant avec Dieu (l’homme a été rapidement mis de côté). Les relations du jeune couple amoureux au jardin d’Eden ne sont plus ce qu’elles étaient, Caïn va naître dans un ménage qui bat de l’aile. La façon dont l’auteur ne nous donne aucun détail sur la naissance d’Abel doit nous faire comprendre qu’il ne comptait guère aux yeux de sa mère : si Caïn est né de Dieu, Abel n’est lui, né de personne, Abel ne compte pas.
Les deux frères ont une activité complémentaire, Caïn l’agriculture et Abel l’élevage : ils n’avaient rien qu’ils puissent se disputer. Nul ne sait pourquoi Dieu va préférer l’offrande d’Abel, mais Dieu à l’époque n’avait aucun besoin de justifier ses actes, Dieu était assez incompréhensible, ce que l’homme ne pouvait lui reprocher. Mais ce qui est certain, est que à cause de cette différence d’appréciation de la part de Dieu, Caïn va connaître la jalousie.
Et Dieu, qui est toujours présent dans ce passage, s’en rend compte et vient dialoguer avec Caïn : attention, tu es en face d’un choix, tu connais le bien et le mal (héritage des parents), si tu ne choisis pas le bien le péché t’attend. A toi de dominer l’animal qui est en toi et qui ne demande qu’à te sauter dessus. Nous parlons bien une fois de plus de dominer l’animalité cachée au fond de l’homme.
On ne sait trop ce que les deux frères se sont dit, mais Caïn tue Abel. Dieu appelle Caïn avec un « où est ton frère ? » proche du « où es-tu ? » lancé à Adam caché dans le jardin d’Eden. Le « qu’as-tu fait ? » est le même que celui lancé à la femme qui vient de manger le fruit interdit. Le châtiment est comparable à celui qu’a reçu Adam, la terre devient aride et Caïn se retrouve condamné à l’errance. Caïn tente d’amadouer un peu Dieu en lui montrant combien est dure la punition ; de même que Dieu donna la peau de bête pour vêtir la nudité du jeune couple, il va marquer Caïn et jeter une malédiction sur ceux qui voudrait atteindre à sa vie, la menace d’une vengeance degré 7, courante dans les coutumes tribales de l’époque. Dieu est une fois encore un juge sévère mais qui prend soin de ses créatures.
En conclusion Caïn part à l’orient d’Eden, tout comme Adam l’avait fait, une expression qui montre qu’il s’éloigne de Dieu.
Au chapitre 3 nous avons découvert l’homme avide et capable de contourner les limites pour satisfaire son animalité. Nous découvrons aujourd’hui que cette avidité pour les biens du prochain peut se tourner en jalousie, et que celle-ci peut entraîner la violence. Dieu découvre aujourd’hui que l’homme est capable de violence, et de la violence, nous en aurons crescendo tout au long de la Genèse. Les inégalités existent, comment l’homme va-t-il réagir ? De même que les relations entre l’homme et la femme sont indispensables mais peuvent se montrer délicates, de même les relations entre frères et sœurs.
On peut faire une analyse plus fine du texte concernant l’héritage qu’ont reçu les enfants : le couple Adam et Ève va mal, la mère privilégie Caïn, le père a disparu du paysage, cette famille souffre d’un manque d’amour flagrant, Caïn a hérité de la connaissance du bien et du mal, il semble enfin que le serpent du jardin se soit glissé en lui. On peut avoir l’impression que Dieu cherche à réparer une situation d’injustice en attachant plus de sensibilité à l’offrande d’Abel qu’à celle de son frère, mais ce dernier refuse d’accepter l’altérité de son frère et alors qu’il est celui qui a profité de l’admiration de sa mère, c’est lui qui se trouve maintenant habité par un sentiment d’injustice.
Dieu ne fait aucun reproche, il laisse Caïn libre de son choix, il ne fait rien pour protéger Abel. Caïn n’exprime aucune repentance. La question est bien celle de réussir à dominer l’animalité qui est en soi (il y a un parallèle frappant entre le désir de la femme et le désir du péché, entre la domination de l’homme sur la femme et la domination de Caïn sur le péché).
Il semblerait qu’avoir la connaissance du bien et du mal ne permette pas à l’homme de faire le bon choix : ne pas écouter Dieu mène à la violence. Et il semble aussi que cette connaissance du bien et du mal ne permette pas à l’homme de dominer son animalité intérieure, il paraît impuissant à contrôler la violence qui est en lui.
Caïn subit le même sort que son père en étant chassé loin de Dieu, il va pouvoir maintenant commencer sa vraie vie.